De la Grèce au Japon et du Japon à la Grèce, XIXe- XXe siècles
Michael Lucken INALCO & Sophie Basch Sorbonne Université
Discutante : Marie-Elisabeth Mitsou EHESS
Séance organisée en collaboration avec l’École belge d’Athènes.
En juillet 1890, Edmond Pottier, ancien élève de l’EFA (1870-1880), attaché au Département des Antiquités orientales du Louvre avant de devenir conservateur du département d’archéologie orientale et de céramique antique du musée, publia dans la Gazette des Beaux-Arts un long article illustré qui fit sensation à l’époque : « Grèce et Japon ». D’une ouverture proportionnelle à sa culture et à son inlassable curiosité, Pottier n’eut de cesse de lancer les passerelles pour établir des rapprochements inédits entre l’ancien et le nouveau, entre cultures apparemment éloignées. La pertinence de ses parallèles importe moins que les circonstances et l’état d’esprit qui conditionnèrent leur élaboration : les intuitions d’Edmond Pottier permettent de reconfigurer le climat où s’inscrit la reconnaissance des céramiques de Çanakkale, produit de la rencontre improbable de l’archéologie classique et du japonisme, dans le sillage des fouilles de Schliemann à Troie. Défenseur de la création contemporaine, qu’il invitait à faire œuvre d’originalité, Pottier formula en 1897 un rapprochement direct entre les poteries de Çanakkale (antiques et modernes confondues) et la céramique japonaise, en fustigeant l’imitateur qui « croit avoir rempli tout son mérite quand il a copié des vases d’Hissarlik aux anses cornues, quand il a reproduit les coulées des grès japonais, quand il s’est rapproché autant que possible de son modèle ». Ces réflexions comparatistes ont inspiré l’essai de Sophie Basch, Souvenir des Dardanelles. Les céramiques de Çanakkale, des fouilles de Schliemann au japonisme (Académie royale de Belgique, 2020), traduit en grec en 2024 (Σουβενίρ από τα Δαρδανέλλια. Τα κεραμικά του Τσανάκ Καλέ, από τις ανασκαφές του Σλήμαν έως τον ιαπωνισμό, Eκδόσεις Στερέωμα, mετάφραση : Ιφιγένεια Μποτουροπούλου, εισαγωγή : Δημοσθένης Αγραφιώτης).
L’idée d’une proximité entre le Japon et la Grèce est d’origine européenne. Concomitante de l’élan moderne et démiurgique qui a saisi l’Occident à la fin du xviie siècle, début du xviiie, elle s’inscrit dans un vaste mouvement de réorganisation du monde où l’analogie occupe une place fondamentale. En France, portée par Théodore Duret, Louis Gonse et Edmond Pottier, elle a contribué au japonisme. Mais au Japon, elle a été reprise de façon bien différente. Après une première phase où dominent l’incompréhension et l’étonnement, des auteurs comme Taguchi Ukichi et Kimura Takatarō au début du xxe siècle remettent progressivement en cause la prétention des pays d’Europe de l’ouest à être les héritiers naturels du monde gréco-romain. Apparaît une nouvelle découpe dans les cartes du monde où la Grèce antique est davantage tournée vers l’Orient que vers l’Occident. Parallèlement, la sculpture bouddhique est revisitée à la lumière du corps grec, le théâtre nô est rapproché de la tragédie et l’architecture des banques réinterprète le temple classique. Aujourd’hui encore, bien des mangas et des dessins animés s’inspirent des dieux et héros de l’Antiquité. Le Japon grec est le récit de cette appropriation de la culture et des références classiques par les intellectuels et artistes japonais, processus complexe et fécond qui s’est réalisé à la fois avec et contre l’Occident. Le Japon grec. Culture et possession (Gallimard, 2019), traduit en grec en 2023 (Η ελληνική Ιαπωνία. Πολιτισμός και οικειοποίηση, Eκδόσεις Ποταμός, mετάφραση : Μύρτα Περράκη)
Sophie Basch est professeur à Sorbonne Université, membre senior de l’Institut universitaire de France. Son dernier livre, Le Japonisme, un art français, est paru aux Presses du réel en 2023
Michael Lucken est professeur à l’INALCO, membre senior de l’Institut universitaire de France. Son dernier livre, L’universel étranger, est paru aux Éditions Amsterdam en 2022.