Hommage à Pierre Cabanes

Né le 23 décembre 1930 au Puy-en-Velay en Haute-Loire, Pierre Cabanes est mort entouré de ses enfants le 13 juin 2023 à Clermont-Ferrand. Le maître et ami s’en est allé avec la gentille élégance qui lui était coutumière.

Pierre Cabanes fit par deux fois l’expérience de la guerre, enfant puis jeune homme. Son père, ses deux frères aînés et ses deux tantes maternelles s’engagèrent dans la Résistance dans le Velay et à Paris, et son oncle maternel, Henri Rendu mourut au combat à 29 ans en novembre 1944 et fut Compagnon de la Libération à titre posthume en août 1945. Lui-même fut mobilisé comme officier en Algérie dans le massif du Djurdjura dans l’Atlas pendant un an (1956-1957). Son goût pour l’histoire se développa tôt, forgé par le souvenir de la cruauté de la guerre et animé par une fraternité aiguisée par les épreuves. Le dernier livre qu’il lut fut celui de Daniel Cordier, Jean Moulin, la République des catacombes.

À l’école de grands maîtres avec qui il noua des rapports d’amitié, comme Édouard Will, Pierre Vidal-Naquet et Louis Robert, il s’engagea sous la direction de Pierre Lévêque dans une thèse d’État sur l’Épire de la mort de Pyrrhos à la conquête romaine. Après avoir enseigné à Nantes, il succéda à Claude Mossé en 1969 à l’université de Clermont-Ferrand, institution qu’il présida de 1977 à 1982, et termina sa carrière professorale à Paris X Nanterre. Il présida le jury de l’agrégation d’histoire en 1987 et rédigea nombre de manuels et d’ouvrages synthétiques qui proposaient à la fois une vision claire de périodes complexes et des mises au point dépoussiérées et souvent engagées sur des sujets qui ressortaient à l’Antiquité comme à la période contemporaine, à l’instar du livre qu’il rédigea avec son fils Bruno Cabanes, historien de la Grande Guerre (Passions albanaises. De Berisha au Kosovo), ou de la table des matières très interdisciplinaire des mélanges en son honneur qu’édita Danièle Berranger-Auserve.

Son œuvre scientifique est une contribution majeure à la connaissance de la « terza Grecia », donc aussi de l’hellénisme, tant il est vrai que le monde des ethnè participe éminemment au monde grec. À l’époque de ses premiers travaux qui confluent dans sa thèse d’État intitulée L’Épire, de la mort de Pyrrhos à la conquête romaine (272-167) et publiée en 1976 dans les Annales littéraires de l’Université de Besançon (n° 186), la Grèce nord-occidentale était une véritable terra incognita, considérée comme « un canton perdu, isolé, en bordure du monde grec » (p. 2). Dès les premiers textes, les travaux de Pierre Cabanes sont ainsi une authentique exploration pionnière d’une région considérée comme marginale dans la géographie culturelle grecque – marginalité qui repose sur des a priori contemporains, essentiellement athénocentristes, mais aussi antiques, comme on peut le lire chez Thucydide –, de surcroît arriérée, et dont, au fond, on pouvait douter de l’hellénisme, malgré la manifeste antiquité du site de Dodone, qui, parallèlement aux premiers travaux de Pierre Cabanes était fouillé par son collègue et ami Sôtiris I. Dakaris. La Macédoine, sur l’autre versant du Pinde, a connu le même type de trajectoire historiographique pilotée par Miltiade B. Hatzopoulos qui accompagna les travaux de Pierre Cabanes et fut un des ses amis proches. Cette exploration fut d’emblée un vaste programme scientifique collaboratif constitué d’enquêtes épigraphiques qui aboutirent à la publication de corpus épigraphiques par l’ÉfA, de reconnaissances géographiques et topographiques qui établirent une géographie historique de l’Épire et de l’Illyrie méridionale – travaux aujourd’hui perpétués par Marie-Pierre Dausse, Georgia Pliakou ou Saimir Shpuza –, de mises en ordre chronologique des documents littéraires, épigraphiques et archéologiques qui composèrent une histoire institutionnelle et sociale de ces régions à la fois singulière et universelle. Cet investissement scientifique, qui fut tout autant une aventure humaine exemplaire éclairée par un grand intérêt pour l’histoire des sociétés contemporaines, a pris une autre ampleur encore avec l’ouverture de l’Albanie aux équipes étrangères et la fondation par Pierre Cabanes de la Mission épigraphique et archéologique française en 1992. Première mission étrangère en Albanie, sa création reposa exclusivement sur les liens de confiance et de respect scientifiques que Pierre Cabanes a entretenus avec ses collègues albanais, sans compromission avec le régime politique d’alors et dans l’admiration intellectuelle et fraternelle pour l’œuvre de savants comme Selim Islami, Skënder Anamali, Fano Prendi, Faïk Drini et Neritan Ceka qui créa avec lui cette équipe albano-française. Cette mission donna lieu à la publication de cinq corpus épigraphiques par l’École française d’Athènes, et à la reprise des fouilles d’Apollonia d’Illyrie en 1993 dans la continuité des travaux de Léon Rey pendant l’entre-deux-guerres. Devant cette nouvelle perspective pour lui, l’archéologie de terrain, Pierre Cabanes sut s’entourer d’archéologues comme Jean-Claude Poursat, et comprendre dès le début qu’un tel site ne pouvait se passer des compétences et de l’approche propres à un architecte, rôle attribué à Philippe Lenhardt qui pilota les travaux de l’atlas du site. Ces opérations de terrain, dirigées après le départ en retraite de Pierre Cabanes par Bashkim Vrekaj, Shpresa Gjongecaj et Jean-Luc Lamboley, continuent aujourd’hui sous la direction de Belisa Muka et de Stéphane Verger, sous la tutelle du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, en partenariat avec les deux Écoles. Un atlas historique et archéologique d’Apollonia d’Illyrie fut publié par l’École française de Rome en 2007, et une étude de la céramique romaine vient de sortir à l’EfA. Mentionnons aussi la direction par Pierre Cabanes de la Carte archéologique de l’Albanie, présentée par Muzafer Korkuti, Apollon Baçe et Neritan Ceka (UNESCO, Tirana, 2008). L’Albanie et la France ont reconnu le caractère exceptionnel de l’engagement de Pierre Cabanes en l’admettant dans l’ordre de Gjergj Kastrioti Skënderbeu, en lui remettant la médaille Naïm Frashëri et la Légion d’honneur.

Pierre Cabanes fut le garant d’une tradition scientifique rigoureuse qui refuse le spectacle et les mondanités académiques au profit d’une fabrique rigoureuse du savoir et d’un partage des connaissances, en particulier avec les collègues des Balkans. Proxène de ses étudiants en terre antique, souvent alternative, il a su guider ses doctorants ou les nombreux collègues venus lui demander conseil sur des voies scientifiques innovantes. Sa maison était toujours ouverte et accueillante à ses étudiants, ses collègues français ou étrangers, grâce à son épouse Monique Cabanes décédée il y a deux ans. Mes travaux, comme ceux par exemple de Nadine Bernard, Annick Fenet ou Jean-Yves Strasser lui doivent beaucoup. L’un des aspects les plus remarquables de la démarche scientifique de Pierre Cabanes fut son accroche pragmatique et profonde au temps présent. Lecteur d’Henri-Irénée Marrou et ami du regretté Pierre Vidal-Naquet, il fit non seulement œuvre d’historien du contemporain, mais surtout, son travail entra en résonnance entre ses centres d’intérêt politiques, sociaux, religieux à la fois envers l’Antiquité et la modernité, voire l’actualité. Sa réflexion sur le fédéralisme antique côtoya ses idées favorables à la construction européenne, ses travaux sur les femmes épirotes répondirent aux enjeux contemporains de l’émancipation féminine, son intérêt pour les groupes sociaux antiques les plus fragiles ne fut pas dû à une opportunité documentaire – les actes d’affranchissement de Bouthrôtos – mais à un humanisme évangélique chevillé au corps depuis sa jeunesse, et sa condamnation des discours ethnocentriques antiques fut fermement articulée à son refus du nationalisme barbare dont il a étudié les mécanismes historiographiques et coupables. Intellectuel non partisan, observateur passionné, empathique et humaniste des affaires du monde, à qui plaisait le compromis qui engage chacune et chacun de manière contractuelle et responsable, plus que le consensus lénifiant. Dans la préface de l’un de ses ouvrages sur l’Albanie, Ismaïl Kadaré écrivait en 1994 : « Dans le contexte actuel, cet ouvrage est, au vu de tous, un acte noble, digne des gestes généreux émanant de ces intellectuels européens soucieux de dissiper le brouillard qui s’obstine à occulter une terre que l’on persiste à qualifier de mystérieuse – désormais sans grand argument à l’appui. » L’œuvre de Pierre Cabanes fut en effet animée par la volonté de démystifier l’Antiquité, par un certain dépouillement théorique qui l’a conduit à éditer et commenter des milliers d’inscriptions antiques, par le refus du jargon qui nous rend inaudibles et d’un certain surplomb académique qui occulte souvent la noblesse de nos missions.

François Quantin