2. Délos – Histoire de Délos


Délos primitive (2500-2000 av. J.-C.)

Les plus anciennes traces d'occupation humaine retrouvées à Délos remontent à la deuxième moitié du IIIe millénaire (2500-2000 av. J.-C.) : c'est l'habitat du mont Cynthe. Il s'agit là de populations préhelléniques et de quelques maisons, modestes, simples abris de pêcheurs… ou de pirates, comme le dit Thucydide (I, 8). Entre cet habitat du Cynthe et le début de l'époque mycénienne, il y a une lacune dans notre documentation : pratiquement rien n'a été trouvé qui puisse être daté avec certitude de la première moitié du IIe millénaire (2000-1500 av. J.-C.). Il en va de même dans toutes les Cyclades du Nord.

 

Délos mycénienne (1400-1200 av. J.-C.)

La découverte de céramique mycénienne en différents points du sanctuaire atteste une présence humaine à Délos à l'Helladique Récent III (1400-1200 env.). À ce niveau d'occupation correspond l'habitat dans la zone entre l'Artémision (46), les trésors (16 et 17) et les temples d'Apollon (11-12-13). On a aussi retrouvé des tombes : si l'existence même de ce qu'on appelle le Séma (41) n'est pas totalement assurée, l'édifice 32, sans être nécessairement la Théké, est en tout cas un tombeau mycénien. H. Gallet de Santerre a soutenu que, dès cette époque, Délos devait sa prospérité à ses sanctuaires. Cette thèse est aujourd'hui sinon contestée, du moins considérée comme indémontrable. Constatons donc simplement qu'il y avait à Délos, à l'époque mycénienne, une communauté humaine peut-être assez importante ; celle-ci avait évidemment des lieux de culte, mais nous n'en savons rien de sûr.

 

Délos protogéométrique et géométrique (Xe-VIIIe s. av. J.-C.)

On a trouvé à Délos de la céramique submycénienne, mais en très petite quantité. On y a trouvé aussi de la céramique protogéométrique (régions du Trésor 4 et de l'Artémision, fosse de la Purification à Rhénée), mais elle semble dater de la fin de la période. Faut-il en conclure à une interruption de l'occupation, aux alentours de l'an mille ? Ce n'est pas sûr ; de toute façon, les tessons sont peu nombreux, et cette dépopulation, cet appauvrissement dramatique, sont des phénomènes généraux en Grèce à cette époque.

L'époque géométrique marque un redémarrage, qui devient spectaculaire à l'époque du géométrique récent. Ainsi, à Délos, la céramique géométrique récente montre une augmentation considérable de la population. Elle est particulièrement abondante au Sud du sanctuaire d'Apollon. C'est également dans la deuxième moitié du VIIIe s. qu'apparaissent en quantités significatives les offrandes coûteuses en bronze.

L'Odyssée mentionne Délos (VI, 162-165) : Ulysse compare la sveltesse de Nausicaa au palmier qu'il y a vu. L'Hymne homérique à Apollon (dont la date varie, selon les experts, entre 700 et 550) nous donne un tableau de Délos à la haute époque archaïque : « Mais quand ton cœur, Phoibos, trouve le plus de charme à Délos, c'est quand les Ioniens aux tuniques traînantes s'assemblent sur tes parvis, avec leurs enfants et leurs chastes épouses… » (vers 146-148). La divinité principale est mâle, c'est Apollon. Le terme d'Ioniens est très précis. Délos est à cette époque le lieu de culte commun à tous les Ioniens réunis en une fédération (le Panionion), dont l'autre sanctuaire fédéral est celui du cap Mycale, en Asie Mineure. Certaines raisons laissent même soupçonner l'existence d'une véritable amphictyonie, mais celle-ci ne peut toutefois être considérée comme certaine.

 

Délos archaïque (VIIe-VIe s. av. J.-C.)

D'assez nombreux indices archéologiques suggèrent l'idée que Naxos a joué à Délos, dans la seconde moitié du VIIe s. et dans la première moitié du VIe, un rôle particulièrement important : la plupart des statues de cette époque sont, les unes certainement, les autres vraisemblablement naxiennes. On attribue également aux Naxiens les constructions les plus importantes de cette période, "l'Oikos" (peut-être le premier temple d'Apollon) (6), ainsi que les Lions (55). Aucun texte ne permet de préciser la nature de cette présence naxienne. Il est probable qu'elle n'avait aucun caractère politique, aucune forme institutionnelle, et qu'elle résultait essentiellement du rayonnement culturel de Naxos – en particulier dans le domaine du travail du marbre, pour les statues et pour la construction.
 

La Terrasse des Lions (55)
L'Oikos des Naxiens (6)

Dans la seconde moitié du VIe s., Paros également semble prendre de l'importance, sans que l'on puisse pour autant parler de "domination parienne". Naxos aussi reste active ; il est de toute façon abusif de conclure d'une présence artistique à une hégémonie politique.
Mais c'est surtout Athènes qui, pendant cette période, veut affirmer son autorité sur le sanctuaire. S'appuyant sur un oracle, Pisistrate, tyran d'Athènes, procéda à une purification partielle "purifia" pour la première fois l'île, « non pas tout entière, mais ce que l'on peut en voir depuis le sanctuaire » (Thucydide, III, 104 ; cf. Hérodote, I, 64), c'est-à-dire qu'il fit enlever les tombes qui se trouvaient dans cette partie de Délos. Cette purification date de la troisième tyrannie de Pisistrate, soit probablement de la période 540-528. Il n'est pas étonnant qu'Athènes, qui se prétendait la métropole des Ioniens, ait cherché à s'imposer à Délos. Une telle attitude s'accorde avec la politique expansionniste de Pisistrate dans les Cyclades : dans ce même troisième quart du VIe s., on le voit aider à s'installer au pouvoir à Naxos un tyran, Lygdamis.

Cette politique semble avoir finalement échoué, ou plutôt elle cesse avec la mort de Pisistrate : aussitôt après, vers 525 vraisemblablement, un autre tyran, Polycrate de Samos, affirme ses visées à l'hégémonie sur les Cyclades et se manifeste à Délos.

« Rhénée est si proche de Délos que Polycrate, tyran de Samos, à l'époque où, ayant la suprématie navale, il s'empara de diverses îles, dont Rhénée, la consacra à Apollon Délien en la reliant à Délos par une chaîne » (Thucydide, III, 104)

Cette consécration est un moment important pour l'histoire du sanctuaire : celui-ci, en effet, conserva toujours la propriété de Rhénée et tirait de l'exploitation de ces terres une bonne part de ses revenus.

 

Délos classique (Ve-IVe s.)

Délos réapparaît dans l'histoire au moment des guerres médiques, en 490. L'amiral perse Datis y passa en allant vers la Grèce ; il respecta et honora le sanctuaire, voulant montrer aux Grecs qu'il ne s'en prenait pas à leurs dieux (Hérodote, VI, 97). Après la défaite des Perses, lorsque Athènes crée sa Ligue maritime (478), c'est naturellement Délos, sanctuaire ionien, qu'elle choisit comme siège de la confédération. C'est dans le temple d'Apollon qu'est déposé le trésor commun, jusqu'à son transfert à Athènes, sans doute en 454.

La mainmise athénienne sur Délos se traduit par un contrôle administratif sur le sanctuaire d'Apollon. Des magistrats athéniens, les amphictyons, ont la charge d'administrer les biens du dieu. Ils décident souverainement de la politique financière du sanctuaire, tout en recevant l'aide de magistrats subalternes déliens (néocores, épiskopoi ou épitropoi, hiéropes), athéniens (un collège de naopes responsable des constructions est créé au IVe s.) et, pour un court intervalle au IVe s. (377/6-374/3), d'Andriens qui portent aussi le titre d’amphictyons.

Athènes est donc maîtresse absolue de la gestion des biens sacrés à Délos. Mais cette domination prend aussi une forme religieuse et politique. En 426, les Athéniens font procéder à une purification complète de l'île et proclament l’interdiction de naître et de mourir à Délos.

« Elle fut purifiée tout entière comme suit. Toutes les tombes des gens morts à Délos furent enlevées ; il fut pour l'avenir interdit de mourir à Délos et d'y accoucher : il fallait pour cela se faire transporter à Rhénée » (Thucydide, III, 104)

La même année, ils recréent les Délia, faisant revivre les « rassemblements des Ioniens et des insulaires du voisinage » (Thucydide, III 104, 3). En reprenant cette tradition archaïque, Athènes entend affirmer davantage son hégémonie sur les Cyclades, au point de vouloir s'approprier totalement Délos : en 422, les Déliens sont expulsés, pour motif d’impureté, mais sans doute aussi pour des raisons politiques que nous ignorons.

« Les Athéniens chassèrent les Déliens de Délos. Ils considéraient que, par suite de quelque crime commis autrefois, ceux-ci étaient impurs au moment de leur consécration ; ce fait leur avait échappé au moment de la purification qu'ils croyaient avoir réalisée en enlevant les tombes comme je l'ai déjà rapporté. Pharnace donna aux Déliens la ville d'Atramyttion en Asie, où ils s'installèrent » (Thucydide, V, 1)

À la suite de la défaite d'Athènes contre Sparte en 404, les Déliens recouvrèrent le contrôle du sanctuaire et, de ce fait, l'intégrité de leur territoire. Mais, dès 394, Athènes reprit pied à Délos et administra à nouveau le sanctuaire. Les Déliens n'acceptèrent jamais tout à fait cette domination. En 345, ils firent appel au tribunal de l'Amphictyonie de Delphes ; mais Philippe II de Macédoine, qui dominait alors l'Amphictyonie, ne tenait pas à se brouiller avec Athènes, et les Déliens furent déboutés. Athènes continua sans doute à administrer le sanctuaire jusqu'en 315, mais nous ne disposons d’aucun acte administratif au-delà de 333/2.

 

Délos pendant l'Indépendance (314-167 av. J.-C.)

Les principaux faits de l'histoire politique:

Pendant les quelques décennies qui ouvrent l'époque hellénistique (323–31 av. J.-C.), les successeurs d'Alexandre le Grand se disputèrent la possession des provinces de son immense empire. Au cours de ces luttes, après la proclamation de Tyr sur l'autonomie des cités grecques en 315, les Athéniens furent écartés de l'administration du sanctuaire d'Apollon, qui revint aux Déliens. Aussi les savants modernes ont-ils donné à cette période de l'histoire délienne le nom d'« Indépendance ». Délos conserva cette indépendance jusqu'en 167.

Au moment de la libération des îles égéennes, entre 315 et 313, Antigone Monophthalmos crée le koinon des Nèsiotes, première organisation fédérale qui soit propre aux îles, et choisit pour sanctuaire commun celui d'Apollon Délien.

Mais le fait que Délos joue le rôle de centre religieux dans cette confédération n'implique pas qu'elle soit soumise à la domination des monarchies qui prennent tour à tour le contrôle de l'Égée. Les fêtes et les monuments des Antigonides dans l’île ne révèlent pas plus un protectorat que les fêtes et les monuments des Ptolémées, qui dominent les Cyclades au début du IIIe s., ou des Attalides par exemple. En revanche, l'évergétisme royal modifie la physionomie du sanctuaire par des constructions (3, 4, 29, 103) et influence les cultes par l'institution de nouvelles fêtes en l'honneur des souverains .

Au IIe s., l'intervention de Rome en Grèce conduisit les Déliens, inquiets de la venue d'un nouvel hégémôn, à faire reconnaître de nouveau la neutralité de leur cité et le caractère sacré et inviolable de leur territoire. En effet, l'asylie concédée au port sacré en faisait un point stratégique pour les flottes ennemies qui croisaient en Égée et pouvaient mettre en péril la sécurité de l'île. Aussi la cité de Délos avait-elle une intense activité diplomatique, menée tous azimuts sans restrictions de choix politiques, pour répondre à l'intérêt des puissances à l'égard du sanctuaire et protéger sa neutralité.
 

La constitution et l'administration de Délos pendant l'Indépendance:

Aucun texte ancien ne nous décrit systématiquement la constitution de Délos ni les institutions du Sanctuaire, mais l'examen de leur fonctionnement, tel que nous le révèlent les inscriptions, permet d'en reconstituer, avec plus ou moins de certitude, diverses dispositions.

Les citoyens mâles, dont le nombre ne semble pas avoir excédé 1 200, étaient répartis en tribus, trittyes et phratries : quatre tribus étaient formées chacune de trois trittyes sans assise territoriale (à la différence des trittyes athéniennes), à la tête desquelles était placé un trictyarque. On ne pratiquait pas la rotation tribale, c'est-à-dire qu'on ne répartissait pas également entre les tribus les charges politiques, sans doute en raison de la petitesse du corps civique.

À Délos existaient, comme à Athènes, l'Assemblée du peuple ou Ekklésia, où siégeaient tous les citoyens, et le Conseil ou Boulé de composition plus restreinte. L'Ekklésia, qui disposait d'une salle de réunion, l'Ekklésiastérion (47), avait le pouvoir de décision souverain en tous domaines (relations extérieures, politique financière de la Cité et du Sanctuaire, travaux), et élisait les magistrats non tirés au sort. Désignée selon un mode de recrutement inconnu, la Boulé, qui siégeait au Bouleutérion (21 ?), préparait les débats de l'Assemblée, en assurait la présidence et était souvent chargée d'en exécuter les décisions ; elle contrôlait les magistrats et jouait un rôle spécialement important en matière de finances. Une partie des conseillers formait un bureau renouvelé chaque mois, les "prytanes".

La justice était rendue par trois tribunaux au moins dont le plus important était l'Héliée où siégeait une part importante des citoyens.
Plusieurs magistrats étaient désignés chaque année. Les principaux étaient l'archonte, tiré au sort et éponyme (c'est-à-dire que son nom servait à désigner l'année de sa charge) et les hiéropes élus, chargés de l'administration du Sanctuaire. Parmi les autres magistrats, étaient spécialement importants : des trésoriers ; trois agoranomes qui avaient à faire respecter les règlements commerciaux ; trois astynomes responsables de la police des rues et de la voirie ; des sitônai commis à l'achat du blé ; un gymnasiarque, assisté d'un hypogymnasiarque ; etc.

La chorégie était en usage : les fêtes de Dionysos donnaient lieu à la présentation d'un chœur de garçons et à des représentations tragiques et comiques dont la charge financière était supportée par douze citoyens et quatre métèques.

Exempte de guerre, comme le rappelle au IIIe s. le poète Callimaque (Hymne à Délos, vers 276-277), puisqu'il était interdit d'y mourir, Délos, à la différence des autres cités grecques, était dégagée du souci de sa défense. Disposant à sa guise du trésor d'Apollon, elle était aussi à l'abri des soucis financiers.
 

La population, la ville, l'activité économique:

Le nombre exact de la population n'est évidemment pas connu : puisque celui des citoyens mâles ne semble pas avoir excédé 1 200, les Déliens de naissance libre ne devaient être que quelques milliers, auxquels s'ajoutaient des esclaves et déjà des étrangers, Italiens (2), Égyptiens (91), etc. Quatre à six cents familles citoyennes, unies par une vive solidarité, formaient une communauté villageoise bien structurée, dont l'élite sociale et politique était constituée, comme dans toute cité grecque à cette époque, par les propriétaires fonciers.

La ville était encore exiguë, réduite sans doute au Quartier du théâtre (117) ; les autres quartiers, fouillés ou non, ne datent que de la période suivante et l'on a pu montrer que la région qui s'étend à l'Est du Sanctuaire d'Apollon et du Quartier du lac était encore occupée, au moins partiellement, par des jardins à la fin de l'Indépendance. Mais la ville s'est alors enrichie de nombreux monuments : c'est de cette époque que datent le Dôdékathéon (51), le Monument des taureaux (24), l'Asklépieion (125), l'Aphrodision de Stésiléos (88), le temple principal du Dioskourion (123), le Kynthion (105), le Théâtre (114), le Portique Sud (4), le Portique d'Antigone (29), les Sarapieia A et B (91 et 96), la Salle hypostyle (50), le Portique de Philippe (3), le Portique coudé de l'Agora des Déliens (84), le Temple D de l'Artémision (46). Frappée de l'interdit rituel d'y mourir, Délos resta sans remparts jusqu'à la construction du Mur de Triarius (69) en 69 et fut toujours dépourvue de cimetière, l'île voisine de Rhénée servant de nécropole.

L'activité économique est perceptible grâce aux prix des denrées donnés dans les comptes des hiéropes et au montant des taxes encaissées par la cité. Au IIIe s., la pentecostè perçue sur les marchandises témoigne d'un volume d'échanges modique, même s'il s'agit en partie d'un commerce de transit. Les Cyclades sont alors en mesure de fournir l'essentiel de la consommation de base et Délos, à cette période, n'est pas encore le centre de commerce égéen qu’elle deviendra à l'époque de la seconde domination athénienne. Tout au plus le marché délien joue-t-il le rôle de centre de redistribution régional pour les Cyclades et semble s'organiser autour du port : la Salle hypostyle (50), qui peut avoir servi de halle pour les transactions commerciales, fut construite à cette époque. Comme le prouve l'augmentation constante des loyers versés pour les maisons, ateliers et boutiques dont Apollon était propriétaire en ville, l'artisanat et le commerce deviennent par la suite des activités plus lucratives. Les comptes de l'administration sacrée nous renseignent à ce sujet.

Ces documents nous délivrent également des informations sur le système d'affermage des exploitations agricoles, au nombre de 22, qu'Apollon possédait à Délos, Rhénée et Mykonos. Ces propriétés, louées pour dix ans, avaient un rôle économique et social plus important que dans d'autres cités : la rente foncière qu'elles procuraient au dieu alimentait peu ou prou pour moitié chaque année le trésor sacré ; ces domaines offraient aussi la possibilité de vivre de l'agriculture et de l'élevage à tout un groupe de citoyens qui n'étaient pas propriétaires de biens-fonds. Tout autant que de prestige social, ces activités étaient sources de revenus substantiels : certains montants de fermages dépassaient 1 000 drachmes par an, alors que la plupart des employés du sanctuaire touchaient un salaire annuel de 120 drachmes. Bien qu'ils n'aient pu satisfaire la totalité des besoins alimentaires de la population de l'île, les produits agricoles provenant du territoire devaient néanmoins couvrir à cette époque une part non négligeable de la demande locale.

 

Délos pendant la deuxième domination athénienne (167-69 av. J.-C.)

Les évènements de 167:

A la fin de 167, le Sénat romain livra Délos aux Athéniens ; le port fut déclaré franc et les Déliens bientôt expulsés de leur île par le Sénat romain. L'évènement se situe après la guerre qui opposa Rome et le roi de Macédoine, Persée, et devait aboutir à la réduction de la Macédoine en province romaine. Les Déliens étaient restés en bons termes avec les deux belligérants. Le Sénat ne semble pas tant avoir désiré punir les Déliens d'une neutralité bienveillante envers la Macédoine que ruiner économiquement une adversaire puissante, Rhodes ; effectivement, l'immunité fiscale du port de Délos contribua à la décadence du commerce rhodien.


La population : accroissement et cosmopolitisme:

Des colons athéniens s'installèrent aussitôt à Délos — des pauvres et, plus probablement encore, des gens aisés établis là comme fonctionnaires et comme commerçants —, mais leur rôle s'affaiblit progressivement de 167 à 69. Les deux grands faits démographiques sont autres :

  • l'accroissement de la population : les fouilles ne cessent de mettre au jour une ville dont on commence à bien saisir l´extension et la physionomie. Les critères chronologiques dont on dispose conduisent presque toujours à dater les maisons déliennes de la seconde moitié du IIe et du début du Ier s. Il faut croire que durant moins d'un siècle (seconde moitié du IIe – début du Ier s.) Délos se développa comme une ville-champignon pour des raisons strictement commerciales. Il est difficile d'évaluer cette population car les données de base nous échappent.
  • le cosmopolitisme : cette population considérable provenait de différentes régions du monde méditerranéen : à côté des Athéniens, des Grecs d'autres cités, des Italiens très nombreux (2), des Égyptiens, des Syriens (98, 118), des Phéniciens (57), des gens de Palestine (99), des Juifs et des Samaritains (80) s'installaient à Délos pour des raisons commerciales. Ce sont eux qui sont responsables de la floraison de cultes orientaux dans l'île pendant cette période. L'Établissement des Poseidoniastes de Bérytos (57) montre que certains groupes ethniques ont possédé leur local propre.
     
Mosaïque du signe de la déesse phénicienne Tanit.
Trouvée dans la Maison des Dauphins (111)
L'Établissement des Poséidoniastes de Bérytos (57)

L'administration athénienne:

À la tête de l'administration se trouvait l'épimélète, magistrat annuel recruté dans des familles en vue et, semble-t-il, après qu'il eut exercé d'autres charges. Ses attributions nous sont mal connues dans le détail, mais étaient considérables et touchaient à toutes les questions, civiles, religieuses et commerciales.
D'autres magistrats étaient plus spécialisés : administrateurs de biens sacrés, magistrats chargés de la surveillance des entrepôts (épimélètes de l'emporion, agoranomes), gymnasiarque chargé des établissements de gymnastique, gymnase et palestres (76, 66, 67).
 

Empreinte du sceau de l'épimélète. Trouvée dans la Maison des sceaux (59 D)
Inscription : ΕΠΙΜΕΛΗΤΟΥ ΕΝ ΔΗΛΩΙ


Les catastrophes de 88 et 69:

Hormis une révolte servile à la fin du IIe s. av. J.-C., dont nous ne connaissons guère que l'existence, peu d'événements marquèrent l'histoire de l'île de 167 à 88. A cette date, une guerre opposait Rome et Mithridate Eupatôr roi du Pont. Athènes prit parti pour Mithridate, mais Délos adopta une attitude politique indépendante, sous l'influence des nombreux Italiens présents dans l'île. Pendant l'automne de 88, les troupes de Mithridate prirent Délos : l'île fut complètement saccagée, au dire d'Appien et de Pausanias, qui probablement exagèrent beaucoup. Puis Sylla, victorieux, visita Délos, dont Athènes reçut de nouveau l'administration ; les traces de la catastrophe de 88 furent effacées.

Une seconde catastrophe survint en 69 : les pirates d'Athénodôros, alliés de Mithridate, débarquèrent à Délos et la saccagèrent. On a retrouvé le mur que le légat romain Triarius fit élever à la hâte pour la protéger (69). Mais il serait faux de croire que le sac de 69 provoqua l'abandon complet de Délos. La ville fut peu à peu désertée pour des raisons inverses de celles qui l'avaient fait brusquement pousser un siècle auparavant : à cause de la concurrence des ports italiens tels que Pouzzoles et de l'établissement de relations commerciales directes entre l'Orient et l'Italie, Délos cessa d'être un relais dans le trafic méditerranéen.


L'activité économique:

La Délos du IIe et du début du Ier s. est avant tout une place de commerce, c'est là le fait essentiel qui rend compte du "cas Délos" : développement, puis abandon précipités d'une ville-champignon, cosmopolitisme de sa population. Il s'agit surtout d'un commerce de transit portant sans doute sur des marchandises de toutes sortes. Un passage de Strabon (XIV, 5, 2) a rendu célèbre le marché d'esclaves de Délos, mais il n'en faut pas conclure que c'était le seul ou même le principal trafic. Une conséquence de l'activité commerciale est le développement des banques ; il existait une banque publique fortement concurrencée par des banques privées que tenaient des Italiens ou des Orientaux (ainsi Philostrate d'Ascalon : 99).

Pour nous renseigner sur la production agricole à cette époque, nous ne possédons plus de comptes analogues à ceux de l'Indépendance, mais l'exploration archéologique du territoire permet d'affirmer que l'on ne cessa point de le cultiver, même si les produits de l'agriculture locale ne constituaient plus qu'un appoint.

Quant à l'artisanat, outre des meuneries et des huileries (121.2) fournissant en produits alimentaires de première nécessité une population devenue plus nombreuse, des rebuts de fabrication retrouvés dans des maisons et dans des boutiques aux abords du Sanctuaire témoignent de l'existence de divers artisanats d'art ou de produits de luxe, destinés à une clientèle aisée, habitants ou pèlerins de passage : ateliers de sculpteurs (52 et 83), de coroplathes, de toreutes, de verriers ; fabriques de pourpre (79.1 et 80.1), parfumeries (79), fabriques d'auloi (54 et 82).

La prospérité économique de Délos, au moins jusqu'aux alentours de 88, ne fait en effet aucun doute à en juger d'après l'habitat de cette époque : beaucoup de maisons ont une architecture et une décoration peinte et mosaïque coûteuses. Mais il est d'autres indices d'aisance : ainsi, contrairement à l'usage de toute l'Antiquité, 5 % des lampes de Délos ont alors plus d'un bec, de deux à trente, ce qui multiplie d'autant la dépense d'huile et témoigne aussi d'un luxe inhabituel dans l'éclairage.
 

Mosaïque représentant Lycurgue et Ambrosia. Trouvée dans l'Îlot des Bijoux (59 A)

 

Délos pendant l’époque impériale

Délos redevint alors une petite agglomération, mais fut pourtant occupée sans interruption jusqu'au VIe s. ap. J.-C. au moins. L'étendue en est réduite : les limites en sont le rivage à l'Ouest, l'Établissement des Poseidoniastes au Nord (57), la Rue de l'Est à l'Est, le bas du Quartier du théâtre au Sud. On voit encore dans ce secteur quelques ruines d'époque impériale (35, 50, 84). L'installation de pressoirs à vin en plusieurs points de la ville hellénistique ruinée (121.1) témoigne d'une ruralisation de l'agglomération au cours de cette période.

Dans les faits, ce n'était plus qu'un village peu peuplé, et si les auteurs du temps se plaisent à développer le thème de la solitude délienne (Dilos – "la visible" par fausse étymologie – est devenue adilos, "invisible"), c'est sans doute par référence à l'énorme ville hellénistique, dont les quartiers abandonnés rendaient saisissant le contraste entre le présent et le passé, car, en réalité, la ville du IIIe s. n'avait guère été plus étendue. L'administration de l'époque semble s'être préoccupée d'empêcher l'utilisation sauvage des habitations désertées, car c'est sans doute à elle qu'il faut imputer le murage de certaines portes extérieures (on en voit encore dans le Quartier du théâtre).

De l'histoire de l'île on sait peu de choses : le règne d'Hadrien (117-138), empereur de goût philhellène, amena un regain de vie religieuse (les Athéniens envoyèrent chaque année à Délos une dôdécade, c'est-à-dire une offrande de douze victimes) qui ne dura guère. Les Athéniens, en effet, faillirent même, quelque temps après, vendre l'île.

 

Délos après la fin du paganisme

Vers la fin du IIIe s. ap. J.-C., une petite communauté chrétienne apparaît à Délos. L'île, en raison de son prestige séculaire, devint même le siège d'un évêché groupant Kéos, Kythnos, Mykonos, Syros et Sériphos. Les fouilles ont permis de retrouver les restes de plusieurs églises (seule est conservée la Basilique Saint-Cyrique, 86), d'un monastère ainsi que divers objets mobiliers et inscriptions.

La relative prospérité de Délos déclina rapidement dès le début du VIe s.. Le Synekdemus (recensement des évêchés) de Hiéroclès, rédigé vers le milieu du VIe s., reprend le jeu de mots Dilos adilos, bien que l'île figure encore dans la liste des villes appartenant à la province de Grèce. Au VIIIe s., Délos ne figure même plus dans la liste des îles rattachées au nouvel évêché de Syros.

Ravagée en 727 par l'empereur iconoclaste Léon l'Isaurien, en 769 par les Slaves, en 821 par les Sarrasins venus de Crète (un graffite, d'ailleurs mal daté, du Portique de Philippe, 3, témoigne du passage d'Arabes), Délos, ruinée et déserte, fut conquise par les Latins après la prise de Constantinople en 1204. En 1326 un détachement des Hospitaliers de Saint-Jean, disposant d'une flotte, était venu s'y installer à l'instigation des ducs de Naxos, pour lutter contre la piraterie. Ils séjournèrent plus probablement à Rhénée qu'à Délos. Au début du XVe s. ils avaient quitté l'île. Conquise par les Turcs en 1566, Délos, appelée Sdili, n'est plus qu'un asile pour les pirates et une inépuisable carrière pour les habitants des autres îles. Elle resta sous la domination turque jusqu'à la Guerre d'Indépendance grecque (1821-27).

 

© Efa / Guide de Délos 4e éd.