7. Délos – L’économie

Les hiéropes consignaient dans leurs comptes le détail des recettes et des dépenses du sanctuaire, qu'il s'agisse de gains occasionnels, de recettes annuelles comme le produit des taxes ou des locations, de dépenses d'entretien régulières ou de frais de construction . La documentation épigraphique de l'Indépendance permet de ce fait de reconstituer des listes de prix, essentiellement à partir des comptes des dépenses mensuelles. Ce sont essentiellement les porcelets pour les sacrifices de purification mensuels, le bois de chauffage, l'huile, la poix, ainsi que d'autres denrées achetées moins régulièrement : céréales, ivoire, encens, tissus, etc.

Ce chapitre des comptes présente un double intérêt : nous avons suffisamment de stèles conservées, entre 314 et 168, pour pouvoir observer l'évolution des prix de ces denrées sur un siècle et demi, mais nous disposons aussi de prix mensuels qui nous permettent d'observer l'évolution du coût d'un produit au cours de l'année.

Ces listes de prix constituent donc une documentation unique dans le monde grec, qui n'a d'équivalent que les papyrus de l'Égypte lagide. Ils retracent une partie de l'histoire des échanges à Délos et de l'évolution des cours sur le marché local. En les observant, on peut voir s'élaborer des rapports de valeur entre les différents biens, et recueillir des informations sur le coût de la vie ou le prix des services. Ils sont aussi une indication précieuse sur le fonctionnement du marché local, bien mal connu par ailleurs.


La dimension des échanges

Délos, comme d'autres cités maritimes de l'Antiquité, voyait s'organiser autour d'elle trois types de relations commerciales : méditerranéennes ou inter-régionales, régionales et locales. Cependant, le rôle de port franc joué par Délos lors de la seconde domination athénienne , attirant alors une clientèle cosmopolite qui vient commercer dans l'île, a longtemps nui à la compréhension de la situation délienne à l'époque de l'Indépendance. Or la vocation du port de Délos à être un emporion accueillant un commerce d'envergure internationale est tardive : au IIIe s., Délos est au contraire une petite communauté d'environ 5 000 personnes, et son commerce de transit est faible.

A cette époque, la situation de Délos invite plutôt à comprendre ces séries de prix dans le cadre de structures régionales. Délos, qui devait importer une grande partie de son approvisionnement, avait recours essentiellement aux Cyclades voisines : le marché délien est donc avant tout régional. Les variations mensuelles des prix s'expliquent par les cycles saisonniers de la production et le rythme de la saison des ventes en mer Égée.

Mais le sanctuaire ne consomme pas uniquement des produits d'approvisionnement local. Il achète aussi des produits importés sur de plus longues distances : des biens de luxe comme l'ivoire, la myrrhe, l'encens, le papyrus, qui viennent d'Égypte et du Moyen-Orient, et des produits nécessaires à l'entretien de ses bâtiments, comme la poix, qui pouvait venir du Nord de la Grèce et d'Asie mineure. Dans ce domaine, le marché délien pouvait profiter de revendeurs intermédiaires : les quelques noms de marchands conservés dans les comptes nous font connaître des Astypaléens, des Chiotes, un Clazoménien, des Naxiens, etc.

 

L'organisation du marché

Délos à la fin du IIIe et au début du IIe s. voit affluer davantage de marchands étrangers et le volume du transit local augmente : elle joue peut-être dès cette époque le rôle de centre de redistribution régional pour les Cyclades, qui préfigure l'activité de port franc qu'elle aura à partir de 167.

Deux facteurs extérieurs influaient sur les cours du marché et la fixation des prix : l'intervention de la cité de Délos et l'influence du sanctuaire.

  • Comme dans toutes les cités grecques, le marché délien était régi par des lois de la cité, qui visaient à maintenir le bon ordre des transactions et à protéger les consommateurs des spéculations excessives. La loi sur la vente du bois et du charbon (ID 509) éclaire un peu la manière dont la cité pouvait intervenir sur le marché local en limitant les possibilités de revente, et donc de hausse des prix. Les comptes nous apprennent également que la cité de Délos disposait, au moins à partir de 209 (ID 362 a, l. 11), d'un fonds destiné aux achats de céréales, le sitônikon. Ce fonds, qui permettait à la cité de revendre du grain aux habitants à prix réduit, assurait la régularité de l'approvisionnement et régulait les fluctuations des cours qu'aurait connues un marché livré aux aléas de l'offre.
  • Le marché était aussi influencé par la présence du sanctuaire, qui avait des besoins particuliers et agissait en « agent économique ». L'entretien des bâtiments et l'organisation de fêtes religieuses nécessitaient, d'une part, un approvisionnement particulier : la demande d'un sanctuaire sur le marché n'est pas de même nature que celle d'une famille, et nous ne voyons guère les hiéropes acheter des céréales, alors qu'ils s'approvisionnent largement en produits d'entretien comme la poix et enregistrent chaque mois des achats de porcelets pour les sacrifices. Le sanctuaire agissait également comme un employeur et recrutait des artisans pour ses chantiers de construction. D'autre part, sa renommée et celle des panégyries attiraient des foules qui venaient grossir ponctuellement la clientèle locale et augmenter la demande.

Les documents épigraphiques déliens, et particulièrement les comptes des hiéropes, mettent donc aussi en évidence l'attitude, sur le marché, d'un grand sanctuaire : dépendant dans une large mesure des conditions du marché, il pèse cependant d'un poids non négligeable dans les équilibres monétaires et financiers des Cyclades, par les richesses qu'il thésaurise et par les prêts qu'il consent.

 

Les biens fonciers et immobiliers d'Apollon

Comme la plupart des divinités dans le monde grec antique, l'Apollon de Délos était propriétaire de biens qui, loués à des particuliers, fournissaient chaque année les principales recettes du trésor sacré. Au vu de la quantité de maisons (oikiai) et de biens-fonds agricoles (téménè) qu'il possédait à Délos ainsi qu'à Rhénée et Mykonos, ce dieu était même sans conteste le plus gros propriétaire des Cyclades. Grâce aux comptes rendus de gestion de la fortune sacrée, nous disposons sur ce patrimoine foncier et immobilier d'une information qui est sans parallèle dans toute la Grèce antique, ne serait-ce que par le nombre de documents conservés .

Mais c'est surtout la relative continuité de l'information sur plus de deux siècles et demi, depuis l'époque de l'Amphyctionie (voir ID 89, daté de 434-432) jusqu'au début de la seconde domination athénienne (voir ID 1417, daté de 156/5), ainsi que les possibilités de recoupement des données au sein du vaste corpus épigraphique délien qui rendent ce dossier particulièrement intéressant. Elles permettent en effet, chose rare, d'apprécier la personnalité sociale des fermiers et locataires du dieu et d'esquisser une étude économique de l'évolution des rentes foncière et immobilière au cours de la période de l'Indépendance.

Formation et composition du patrimoine

Les administrateurs successifs de la fortune du dieu ne menèrent jamais une politique volontariste d'acquisition ; c'est à diverses occasions, consécrations, confiscations, saisies pour dettes, dons ou legs, qu'au fil du temps ce capital foncier et immobilier se forma et grossit progressivement.

Les domaines agricoles se répartissaient entre Délos et Rhénée à raison de dix propriétés sur chaque île. Il est plus malaisé d'établir une liste précise des maisons dites « sacrées ». En effet, la façon dont sont désignés dans les listes de loyers ces différents locaux voués à la résidence ou à des activités artisanales et commerciales n'est pas constante tout au long de la période. Au total, Apollon aurait été propriétaire d'une vingtaine de biens immobiliers en ville, dont dix-sept au maximum étaient loués en même temps.

La réglementation du louage des biens sacrés

Dans les cités grecques, il était d'usage de définir à l'avance dans un contrat-type (syngraphè) , qui était le plus souvent gravé, l'ensemble des conditions auxquelles un bien sacré ou appartenant à une collectivité était donné à bail. Par la suite, on se contentait de consigner dans les contrats nominaux les seuls renseignements indispensables (nom du preneur, montant de la redevance, et éventuellement bref état des lieux au moment de l'entrée en jouissance), cette « version abrégée » du contrat se référant implicitement ou explicitement (voir IG XI 2, 287 A, l. 142) à la convention générale.

Il est donc très vraisemblable qu'à Délos, une syngraphè réglementant l'affermage des biens-fonds d'Apollon fut édictée dès l'époque de l'Amphictyonie, mais elle ne nous est pas parvenue. En revanche, nous possédons des bribes d'une convention générale désignée sous le nom de Hiéra Syngraphè (ID 503), qui fut adoptée au début de la période de l'Indépendance, en 300. Il s'agit certainement d'une loi ou d'un décret de la cité délienne qui fut édicté à cette date dans le but précis d'une reprise en main du système de l'affermage, après une période de dysfonctionnement consécutive à la libération de l'île en 314. Concernant la location des biens immobiliers, aucune allusion n'est faite à un texte similaire, mais on doit en supposer l'existence, car les régimes de louage des fermes et des maisons présentent des différences notables sur bien des points : la Hiéra Syngraphè ne pouvait ainsi pas faire office de convention de référence pour la location des locaux en ville.

 

© Efa / V. Chankowski, M. Brunet