6. Délos – Le territoire rural

Au Nord et au Sud des ruines de la ville, la campagne délienne conserve de nombreux vestiges témoignant du souci de la mise en valeur du territoire rural de l'île. Toutefois, le finage exploité par les Déliens ne se limitait pas à la seule île de Délos : depuis l'époque de sa consécration à Apollon par Polycrate de Samos [v. 525, Voir Délos archaïque], une partie de Rhénée (dont on ignore l'étendue exacte) était rattachée à la cité et, à partir du milieu du IIIe s., le dieu possédait également des terres à Mykonos.

Notre connaissance du territoire repose sur deux types de sources, par chance largement complémentaires :

  • D’une part, les paysages, conservés dans leur état d'aménagement antique, nous informent sur les pratiques essentiellement agricoles et pastorales dont ils sont le produit.
  • D’autre part les inscriptions nous renseignent sur une catégorie juridique particulière de propriétés, les téménè, qui étaient gérés par les magistrats chargés de la fortune du dieu.
    Ces textes épigraphiques permettent une analyse précise des aspects juridiques et du rôle socio-économique de l'affermage dans la cité indépendante ; ils fournissent également quelques informations sur les cultures pratiquées en association avec l'élevage, et sur les bâtiments des domaines sacrés, sans pour autant autoriser une restitution architecturale des fermes ou une localisation précise des exploitations du dieu.


Les vestiges du paysage agraire antique

Ce paysage est très homogène et cohérent, car, depuis le moment de sa "construction" — que l'on situe vers la fin de l'époque archaïque — jusqu'à son abandon, il ne subit aucune refonte d'envergure, même si à partir de la seconde moitié du IIe s., les surfaces agricoles furent réduites du fait de l'expansion urbaine.

Compte tenu des caractéristiques environnementales, l'organisation du territoire fut en effet conçue dès l'origine pour la pratique d'une polyculture de subsistance étroitement associée à de l'élevage. Les deux presqu'îles du Nord servaient presque exclusivement de pacage : on n'y rencontre en effet, en dehors de quelques carrières de gneiss et d'un phare (79.2), que de grands enclos rectangulaires pourvus d'un point d'eau et flanqués de bergeries. À l'Est et au Sud de la ville en revanche, sur les pentes des deux massifs collinaires de l'île s'étendent des terroirs étagés qui étaient dévolus à l'agriculture, avec par endroits des carrières de granit peu étendues.
 

Terrasses de culture du sud-est de l'île

Un réseau de chemins organisait la circulation en étroite relation avec la topographie : depuis le haut du Quartier du théâtre, une voie principale de direction Nord-Sud (dont le tracé s'est perpétué jusqu'à nos jours), formait au centre de l'île une sorte d'épine dorsale sur laquelle se greffaient des chemins desservant les fermes isolées et ménageant le passage entre les ensembles de champs en gradins.

Une dizaine de fermes, réparties entre les divers bassins-versants, étaient dispersées dans toute la moitié Sud ; l'examen des tessons de surface alentour indique qu'aucun de ces habitats ne fut occupé après le Ier s. av. J.-C. Leur implantation est avant tout commandée par le souci d'économiser la terre : elles se trouvent généralement sur des replats en hauteur, en des endroits où la roche est à nu. Ce sont pour la plupart des maisons-blocs (128), avec dans leurs abords immédiats des abris pour le bétail et, quelquefois, une aire de dépiquage pour les céréales. Fait notable, aucune n'est pourvue d'une tour, alors qu'à même époque dans tout l'Archipel, le pyrgos est une caractéristique constante de la grande majorité des habitats isolés : l'inviolabilité qui, dans l'Antiquité, protégeait tout sanctuaire s'étendait à Délos à la totalité de l'île, ce qui explique l'absence d'ouvrages défensifs dans le territoire tout comme de rempart autour de la ville.
 

La ferme 128 et ses abords : perspective restituée

Quel que soit le degré de déclivité des pentes (qui est quelquefois très faible), les champs en terrasses sont groupés en ensembles séparés par des chemins, qui épousent et soulignent les grands axes du relief. Dans certains secteurs, ils ont la forme de larges et longues planches de culture autorisant le passage d'un araire tiré par un couple de bœufs, tandis qu'ailleurs, ce ne sont que d'étroites banquettes plus adaptées à l'arboriculture.

Constituant des surfaces planes qui facilitent l'absorption diffuse des précipitations, les terrasses de culture jouent encore de nos jours un rôle essentiel dans la protection du milieu contre l'érosion. Ces aménagements avaient cependant pour corollaire indispensable des installations hydrauliques destinées tout autant à éviter les ruissellements concentrés sous la forme de torrents dévastateurs qu'à stocker l'eau à des fins d'irrigation. En quelques points du territoire ont donc été repérés des bassins-réservoirs édifiés dans cette double intention, qui constituaient les points de départ de réseaux d'irrigation par gravité. Ces dispositifs hydrauliques, complétés par de nombreux puits, permettaient aux Déliens d'assouplir le cycle très contraignant de l'agriculture sèche et d'étendre la gamme de leurs cultures à des variétés d'arbres et à des espèces maraîchères nécessitant de l'eau. Les parcelles irriguées formant des kèpoi (75), proches des fermes ou intercalées au milieu des champs ouverts emblavés, devaient impérativement être protégées contre la divagation des troupeaux : elles étaient donc encloses par des murs de pierre, de même qu'étaient bordés de murs tous les chemins de l'île qu'empruntait le bétail.

Mais, alors que se sont ainsi conservées des bribes du parcellaire agricole antique, nous ignorons tout du parcellaire foncier et de son évolution au fil du temps : conformément à l'usage le plus fréquent dans la Grèce antique, les limites des propriétés rurales étaient très vraisemblablement matérialisées par des bornes (qui n'étaient pas nécessairement inscrites) aujourd’hui disparues ou difficilement repérables. Impossible donc d'estimer le nombre des exploitations agricoles (toutes ne possédaient pas de bâtiments de ferme) ou leurs dimensions (elles n'étaient d'ailleurs pas nécessairement d'un seul tenant), a fortiori de distinguer celles qui appartenaient à Apollon [Voir Les biens fonciers et immobiliers d'Apollon].

 

Cultures et élevage : une polyculture vivrière

Les contrats d'affermages transmis par les inscriptions ne reflètent que très partiellement la variété de l'agriculture vivrière délienne, que permettent de mieux appréhender les vestiges d'aménagements agraires. En effet, les rapides inventaires dont sont assortis les baux ne mentionnent que les cultures dénombrables, c'est-à-dire les arbres fruitiers (principalement des figuiers) et les vignes, et laissent dans l'ombre toutes les cultures qui étaient pratiquées au rythme d'un assolement biennal, céréales (surtout de l'orge) et légumineuses, donc l'essentiel des productions du territoire. La viticulture était manifestement plus développée à Rhénée qu'à Délos mais elle semble avoir été longtemps privilégiée dans les deux îles aux dépens de l'oléiculture. Il est toutefois possible que la culture des oliviers se soit un peu développée sous la seconde domination athénienne, puisqu'il existait quelques huileries artisanales (121.2) dans la ville du Ier s.

La Hiéra Syngraphè de 300 distingue deux groupes de propriétés sacrées, selon qu'on y pratiquait ou non l'élevage. De fait, d'après les états des lieux, certaines fermes étaient équipées d'une bergerie et d'une étable (qui pouvait n'abriter que la paire de bœufs nécessaire aux labours). Des textes littéraires évoquent par ailleurs l'élevage des chapons comme une spécialité délienne.

Faute d'informations concernant les superficies globales des exploitations et les surfaces respectives dévolues à chaque catégorie de cultures, il est impossible d'estimer les rendements ou le niveau de rentabilité des tenures, quel qu'ait été leur mode de faire-valoir. Toutefois, les montants de redevance, qui fluctuèrent au fil du temps au gré de facteurs divers qu'il nous est difficile d'apprécier (les aléas du climat se combinant avec les variations de la conjoncture locale tout autant que régionale), sont généralement assez élevés, ce qui indique que l'agriculture était certainement rentable à l'époque de l'Indépendance. On peut estimer qu'à cette époque, les produits du finage délien subvenaient pour une part non négligeable aux besoins d'une population encore restreinte.
Toutefois, à partir de la seconde moitié du IIe s., l'agriculture devint sans doute durant un siècle environ une activité qui ne pouvait plus prétendre répondre à la demande d'une population très nombreuse, mais fournissait des artisanats de transformation localisés en ville, parfumeries et huileries.
Par la suite et jusqu'à l'abandon de l'île, c'est de nouveau une polyculture vivrière qui fut pratiquée par la petite communauté de paysans qui vivait regroupée dans un secteur de la ville hellénistique. Et si c'est seulement à ces époques tardives qu'apparaissent des témoins de la viticulture sous la forme des pressoirs installés dans l'agglomération (121.1), c'est sans doute parce qu'auparavant, le produit des vignobles peu étendus était traité à une échelle individuelle dans les différentes fermes du territoire, avec des appareils plus rudimentaires qui n'ont pas laissé de trace immobilière.

© Efa / M. Brunet