5. Délos – La ville et l’habitat

Les grandes phases de l'extension urbaine

Délos, lieu de pèlerinage

Au moins jusqu'au IIIe siècle, l'agglomération était, semble-t-il, peu développée. Choisie par Letô errante pour y accoucher d'Apollon et d'Artémis, au pied d'un palmier qui sera dès lors sacré, Délos fut très vite et restera toujours un lieu de culte renommé. Elle devint donc un lieu de pèlerinage, de fêtes et de concours, où ses voisines envoyaient des ambassadeurs sacrés. C'est autour du ou plutôt des sanctuaires de la petite plaine du Nord-Ouest, bordée par une anse où les bateaux venaient mouiller, que la ville s'est étendue dans un mouvement radial, d'une manière difficile à déterminer avec précision, puisque nous n'en connaissons bien que l'état le plus florissant au IIe-Ier s. av. J.-C., sous la deuxième domination athénienne .
 

Essai de restitution de la ville de Délos à la fin du IIe siècle av. J.-C.
Vue d'ensemble de la plaine Nord-Ouest

Délos indépendinte:

L'extension urbaine de l'Indépendance reste assez mal connue. Toutefois, un règlement cultuel daté de 202 av. J.-C. suggère qu'à cette époque les zones situées au Nord et à l'Est du sanctuaire d'Apollon étaient encore vides de constructions :

« … pour que reste propre l'emplacement près de (l'autel de) Dionysos et que personne ne jette, ni dans l'emplacement nettoyé, ni dans le temenos de Létô, aucune saleté, ni cendres, rien… ». (Bruneau, Recherches sur les cultes de Délos…, p.305)

Quelques autres informations tirées des nombreuses inscriptions sur pierre trouvées à Délos permettent d'établir que la ville du IIIe siècle, et même de la 1ère moitié du IIe siècle, n'était pas densément peuplée (6000 habitants ?), sur une surface très inférieure à celle que nous voyons au début du Ier siècle, lorsque faute de place elle s'est même étendue, sans gêne, sur des terrains sacrés. Les inscriptions de l'Indépendance signalent des maisons louées au bord de la mer, ou près du port, et une autre près du théâtre.

Assurément, la croissance anarchique, voire confuse, du Quartier du théâtre, avec des habitations de taille et de plan très divers, donne le sentiment que le quartier au Sud du sanctuaire d'Apollon doit être plus ancien que celui qui s'est développé au Nord. Le terme d'insula traditionnellement employé pour un groupement de maisons est peu adéquat ici, où il vaudrait mieux parler d'urbanisme spontané : les maisons se sont agrégées dans tous les sens, avec une rue principale ondulante de largeur très variable, celle du Théâtre, sur laquelle donnent nombre de boutiques, de ruelles qui s'élargissent parfois aux carrefours, ou d'impasses. L'entassement des maisons et leur imbrication, entraînant force murs mitoyens, contrastent avec l'individualisme que chacune d'elle semble manifester.
 

Le quartier du Théâtre

Le théâtre lui-même (114), construit dans le 2ème tiers du IIIe siècle pour environ 5 000 spectateurs, avec une remarquable citerne (115), n'est finalement plus en bordure de la ville, mais entouré de tous côtés par des habitations, une grande hôtellerie (113), des petits sanctuaires. Plus à l'Est, le Quartier dit de l'Inopos, d'après le nom du seul cours d'eau de l'île, semble lui aussi déjà habité sous l'Indépendance, d'après des informations à la fois épigraphiques et archéologiques.
 

La Citerne du Théâtre (115)
Le Théâtre (114) et l'Hôtellerie (113)

Délos, colonie athénienne

En grandissant, la ville athénienne a empiété sur des terrains sacrés et des jardins (connus par des inscriptions, au Nord et à l'Est du sanctuaire d'Apollon), qui ont alors été rejetés vers la périphérie. L'étroitesse de l'île et son relief assez accidenté ne laissaient pas vraiment le choix. Par nécessité, la ville a donc aussi grimpé vers les pentes du Cynthe, et d'une manière générale elle a cherché à utiliser au mieux les dénivellations du terrain : d'où des rues en escalier ou à forte déclivité, et un certain goût pour les demi-sous-sols, ou encore l'habitat étagé, en front de mer et dans la Maison de l'Hermès (89), qui s'appuie sur une pente au Sud du sanctuaire d'Apollon, non loin d'un temple d'Aphrodite (88) dédié vers la fin du IVe siècle. Elle n'a pas hésité à gagner sur la mer par des remblais, comme en témoigne la dédicace d'une statue, dressée en 126-125 sur l'agora dite de Théophrastos (49), au Nord-Ouest du sanctuaire, près d'une grande salle hypostyle (50) qui devait servir de lieu de réunion, voire de centre commercial.

Toujours au Nord du sanctuaire d'Apollon, l'extension de l'habitat montre un certain souci de régularité : cette fois, sans que l'on puisse parler d'un programme d'urbanisme aussi net qu'à Olynthe, Priène, etc., ni d'un véritable plan hippodaméen, en damiers réguliers, se rencontrent des insulae de taille variable, avec des rues un peu moins étroites que du côté du théâtre et orientées Nord-Sud / Est-Ouest. Elles ont conservé un imposant réseau d'égouts couverts. Mais le tissu urbain est toujours serré.

Parmi les habitations importantes on remarque l'Établissement des Poséidoniastes de Bérytos (ancien nom de Beyrouth) (57), lieu de séjour et de réunion pour les commerçants bérythiens. C'est un des symboles de l'extraordinaire cosmopolitisme de cette ville, qui rassemble, à côté des Syriens, des Phéniciens, des Egyptiens et même des Juifs, tous plus ou moins hellénisés même s'ils ont importé leurs cultes respectifs. Avec les Athéniens, une des plus importantes communautés étrangères est celle des Italiens, qui semblent habiter surtout les quartiers Nord de l'île, dont celui du Stade (78) : ces quartiers se distinguent en effet par une forte concentration d'autels près de l'entrée des maisons, et par la présence de rues à colonnades, comme à Herculanum où ces colonnes supportent une avancée de l'étage, balcon ou loggia, qui représente une annexion privative du terrain public. Enfin, à cause du manque de terrains plats disponibles, les grands et indispensables établissements collectifs d'éducation, du type gymnase (76) – palestre – stade – hippodrome (75), se développent eux aussi au Nord.
 

Le Gymnase (76)
Le quartier du Stade

Les places

C'est entre le sanctuaire d'Apollon et le Lac Sacré, donc sur un terrain sacré auparavant vide, que les puissants commerçants italiens ont édifié vers la fin du IIe siècle leur vaste espace de réunion, à usages multiples (agora des Italiens, 52). Cet établissement privé a la forme, et finalement le nom, d'une agora ionienne, bien cadrée par des portiques sur deux niveaux.

Elle constitue le pendant de l'agora des Déliens (84), construite dès l'Indépendance au Sud du sanctuaire d'Apollon, sur le même type de plan : cette place rectangulaire, dallée, à usage politique avant d'être vouée au commerce, est entourée de colonnades coupées de passages et ouvrant sur des magasins ou des boutiques. Pourvue d'exèdres, ces beaux bancs de marbre rectangulaires ou semi-circulaires, à larges dossiers couronnés de statues, qui animent tout le centre civique et religieux, l'agora des Déliens est séparée de la zone portuaire par une allée (le Dromo{, 2-5) que borde l'imposant Portique de Philippe (3).
 

L'Agora des Déliens (84), le Dromos (2-5), le portique de Philippe (3)
L'Agora des Italiens (52)

Celui-ci est bien placé au débouché d'une quatrième agora, à peu près triangulaire, représentant le plus important carrefour de communication d'une ville à qui, par ailleurs, les petites places publiques font défaut. En effet, cette agora des Compétaliastes ou des Hermaïstes (2), iinsi nommée d'après les riches dédicaces des associations d'Italiens qui y avaient établi leurs lieux de culte, est un passage obligé pour ceux qui débarquent et rembarquent dans le port, qu'il s'agisse de pèlerins se dirigeant vers le sanctuaire d'Apollon, ou de marchands allant et venant dans le Quartier du théâtre et dans les quartiers Nord, en longeant d'abord les quais.
 

L'Agora des Compétaliastes ou des Hermaïstes (2)


Le port

On ignore de quand date exactement ce port dit sacré ; il est en tout cas possible qu'un autre débarcadère, plus au Nord, ait joué à l'époque archaïque un rôle primordial, avant que le couloir de circulation ne s'inverse en faveur de la zone au Sud-Ouest du sanctuaire. Toujours est-il que c'est à l'époque où il fut déclaré port franc (167-166 av. J.-C.) qu'il connaît son extension maximale, Délos vivant alors pour et par lui . Les quais sont dallés, une ligne d'entrepôts est construite au Sud, et l'on dénombre plusieurs bassins dans ce qu'on appelle désormais un emporion.

Plus au Nord, en direction de la baie de Skardhana qui fait office de port secondaire, des maisons d'habitation se mêlent aussi à des constructions utilitaires. Cette zone portuaire est une sorte de condensé des caractéristiques de l'agglomération délienne : sans que le sacré y perde jamais ses droits, avec ses autels et ses chapelles, l'habitat et les établissements commerciaux s'interpénètrent constamment.

Après les invasions brutales du 1er siècle av. J.-C., le changement des routes commerciales précipita le déclin de l'escale délienne, qui ne pouvait plus attirer les négociants et autres armateurs. Ce sont les fouilles françaises qui redonnèrent au port sacré une certaine importance, en construisant avec leurs déblais le grand môle Sud, où débarquent aujourd'hui les caïques.


Les maisons déliennes

Les habitations privées du IIe et du Ier s. forment la grande majorité des édifices déliens et, par comparaison avec les autres sites de la Grèce, constituent une des principales originalités archéologiques de Délos.

Toutes les maisons sont groupées en quartiers dont trois seulement sont jusqu'ici partiellement fouillés, ceux dits de Skardhana et du lac (59-66), du stade (79) et du théâtre (117) . Ces quartiers ne semblent pas avoir été spécialisés, ni par la fortune de leurs habitants, les demeures les plus riches voisinant avec les plus simples, ni par leur appartenance ethnique : en dépit du cosmopolitisme de la population, toutes les maisons déliennes sont du même type et, quand, ce qui est exceptionnel, il est possible de déterminer la nationalité des occupants, il apparaît que les demeures de compatriotes sont dispersées en des quartiers différents ; c'est ainsi qu'au début du Ier siècle une maison du Quartier du stade (79), la Maison de l'Hermès (89) et probablement celle dite de Philostrate d'Ascalon (99), étaient également des demeures italiennes.
 

La Maison de l'Hermès (89)


Les principales caractéristiques de l'architecture privée

Les maisons de Délos ont un plan du type habituel dans la Grèce antique : le centre de la demeure est formé d'une cour autour de laquelle sont distribuées les différentes pièces ; la maison tourne le dos à la rue à laquelle elle présente, au moins au rez-de-chaussée, des murs aveugles percés seulement d'une ou plusieurs portes. C'est là un principe général de construction, mais qui admet d'infinies variantes d'application.

La cour centrale ne comporte un péristyle que dans les demeures les plus riches, et même alors le type du péristyle et le nombre de colonnes sont très variables ; les colonnes sont très souvent d'ordre dorique, mais généralement seule la partie supérieure en est canoniquement cannelée ; dans la partie inférieure, elles sont seulement taillées à pans coupés. Deux maisons, celle des Masques (112) et celle du Trident (118), présentent une variante luxueuse appelée par Vitruve péristyle "rhodien".
 

Péristyle "rhodien" de la Maison des masques (112)

Les pièces sont disposées de manières très diverses et manquent même parfois sur un des côtés de la maison parce que l'espace faisait défaut. Il est souvent fort difficile d'en préciser l'usage : à leurs dimensions spacieuses et à la richesse de leurs décors, certaines d'entre elles se font reconnaître comme salles de réception (l'une d'elles était généralement plus vaste ; on la nomme œcus maior par opposition à des boudoirs ou salons plus exigus, œci minores). Sur les côtés qui bordent la rue, les maisons comportaient parfois une rangée de pièces indépendantes s'ouvrant vers l'extérieur : il s'agit de locaux à usage commercial ou artisanal ; ces boutiques se rencontrent surtout le long des artères principales comme la Rue du théâtre (120) et la « Rue 5 » (121.1) ou le long du port (122 ; voir aussi les magasins du Monument de granit, 54).

Les maisons comportaient généralement un, et parfois plusieurs étages. La restitution de l'îlot de la Maison des comédiens (59 B), un des ensembles d'ailleurs les plus originaux de Délos, donnera une idée de ce qu'était une maison hellénistique délienne.
 

L'îlot de la Maison des Comédiens. Maquette restitutée
L'îlot de la Maison des Comédiens (59 B)

Pour la construction de ces maisons on a employé — souvent conjointement — des matériaux variés, fournis généralement par les carrières de l'île : on rencontre le marbre, le granit, le pôros, qui, plus léger, était employé surtout à l'étage. Mais c'est le gneiss qui domine de loin et donne aux murs déliens leur physionomie si particulière : cette roche, comme les schistes, se délite aisément, surtout à Délos, où, à la suite de dislocations, les couches de gneiss ont été traversées de diaclases verticales ; on assemblait ainsi des moellons de toutes formes et de toutes tailles ; l'irrégularité de l'appareil était masquée par un épais revêtement mural en stuc. Le sol des pièces était souvent revêtu de mosaïques, le plus généralement unies mais parfois décorées.

À défaut de fontaines publiques, l'alimentation en eau était assurée par des citernes et par des puits, dont certains, aussi alimentés par les eaux de pluie, favorisaient la recharge de la nappe phréatique.

Le décor des maisons

Ce qui paraît distinguer l'habitation délienne, par rapport à d'autres sites, est un goût généralisé pour le décor, qui a souvent donné son nom à la maison. Il montre le niveau de vie élevé des occupants, déjà perceptible dans les lampes à huile utilisées sans parcimonie, la vaisselle en céramique vernissée, avec ou sans reliefs, ou encore en verre.
 

Mosaïque représentant Dionysos sur un guépard. Trouvée dans la Maison des masques (112)

Les mosaïques sont présentes en nombre remarquable à Délos, que ce soit au rez-de-chaussée ou à l'étage. Il peut s'agir d'une simple mosaïque de tuileaux (fragments d'amphores), dans les pièces de service, ou en éclats de marbre plus ou moins gros, sur les terrasses ou dans une cour avec citerne. Mais il n'est pas rare, en particulier dans les pièces de réception, d'avoir affaire à un produit de luxe, soit un panneau central réalisé dans une technique plus raffinée, reproduisant un tapis à motifs géométriques, ou carrément un tableau, comme celui qui se trouvait dans l'oecus (salle de réception) de la Maison des Tritons (59 B) et qui a été emporté dès l'Antiquité, alors que nous conservons son voisin, représentant une Tritonesse et un Eros composés dans le style du IVe siècle, suivant une mode archaïsante. Si les tableaux en opus vermiculatum, comme le fameux Dionysos au tigre, constituent une exception, le trompe-l'oeil des tapis en opus tessellatum. présente des variantes intéressantes, jusque dans les tapis de seuil.
 

Mosaïque représentant une Tritonesse. Trouvée dans la Maison des tritons (59 B)

Les peintures subsistant à Délos, malgré leur caractère artisanal et leur état assez fragmentaire, constituent une source d’information de rare valeur qui donne une idée de ce qu’était la « civilisation picturale » en Grèce propre, dans un des centres les plus suggestifs du monde hellénistique. Ces peintures datent toutes du IIe et du Ier s. Elles prennent la forme de frises qui ornaient le mur des pièces principales dans les maisons privées les plus soigneusement décorées ; elles s’insèrent donc dans l’ensemble de la décoration murale.
 

Peinture murale représentant un petit serviteur
Bandeau représentant une course de chars. Trouvée dans la Palestre de granit (66)
Restitution d'une paroi peinte (Maison des comédiens, 59 B)


Afin de protéger et d’unifier la maçonnerie, les murs des maisons étaient normalement recouverts d’enduit présentant dans la plupart des cas un décor plus ou moins élaboré. À travers des variantes d’exécution qui peuvent en modifier considérablement l’aspect, la formule décorative en vigueur à Délos est toujours celle de l’imitation d’une construction en grand appareil régulier : un simple jeu d’incisions, tracées dans le mortier frais, peut en délimiter les pseudo-blocs. Mais l’usage de la couleur, en lignes ou en à-plats, et celui du relief conféraient à la structure de cet appareil une plus grande lisibilité. Le décor s’organise en quatre zones, coïncidant avec les hauteurs successives des échafaudages nécessités par la réalisation de l’ensemble. Autonome du point de vue décoratif, chacune de ces zones peut à son tour se subdiviser en plusieurs unités horizontales. C’est dans la zone médiane, à hauteur de regard, que se concentrent les recherches décoratives.

Ce système « structural » de décoration trouve des parallèles ailleurs dans le monde hellénistique, depuis la fin du IVe s. : Macédoine, Athènes, Cnide, Samothrace, Théra, Alexandrie, Palestine, Magnésie du Méandre, Pergame, Priène, Russie méridionale, mais aussi Rome, Sicile, Espagne, Italie. Il apparaît aujourd’hui que les décors les plus anciens de Pompéi et d’Herculanum, traditionnellement connus comme « premier style pompéien », seraient une variante régionale de ce style international qu’on pourrait appeler « style de grand appareil » et dont les maisons déliennes constituent sans doute le corpus le plus riche et le plus représentatif.

En dehors de ce style dit structural grec, car soumis à l'architecture, il faut signaler la découverte dans la Maison de l'épée (59 E) d'une peinture jusqu'à présent unique à Délos, et d'une conception radicalement différente car apparentée au « Second style pompéien », qui veut représenter tout un espace architectural en perspective : dans les tons dominants rose, rouge et vert, une guirlande végétale "en feston" est suspendue aux chapiteaux d'une colonnade corinthienne en trompe-l'oeil.