4. Délos – Les sanctuaires et les cultes

Si Délos doit son extension urbaine à son port et à son importance commerciale à l'époque hellénistique, c'est son statut religieux qui lui valut d'abord son prestige : dès l'archaïsme, elle passait pour le lieu de la naissance d'Apollon et, comme telle, possédait un sanctuaire renommé dont le fonctionnement nous est exceptionnellement bien connu pour la période de l'Indépendance et de la colonie athénienne (314 – environ 90) . En effet, bien plus que sur les sources littéraires, relativement restreintes, l'histoire religieuse de Délos se construit avant tout sur les données épigraphiques et archéologiques.
 

Les cultes déliens à l'époque archaïque et classique

Les époques archaïque et classique sont marquées, en premier lieu, par le développement architectural du sanctuaire que l'Hymne homérique présente comme celui de tous les Ioniens (p. 33) et que certains d'entre eux, Naxiens (6, 9, 36 et 55), Kéiens (voir 48), Andriens (voir 43), Karystiens (voir 16), Athéniens (12 et peut-être 42), etc., ont contribué à édifier ; ensuite, par les interventions d'Athènes qui est responsable des deux « purifications » de Délos, sous Pisistrate et en 426.
 

Le Sanctuaire d'Apollon. Vue générale.

L'arrivée des offrandes hyperboréennes forme, avec le dépôt de prémices juvéniles au Séma, la géranos ou danse de la grue, la flagellation autour de l'autel, la morsure de l'olivier et les chants et danses des filles de Délos, la partie la plus originale du rituel délien. Fêtes et théories complétaient la pratique cultuelle de Délos. Un passage de l'Hymne homérique (vers 146-155), en partie reproduit par Thucydide (III 104), évoque les panégyries ioniennes de l'époque archaïque et les jeux qui s'y déroulaient :

« Mais quand ton cœur, Phoibos, trouve le plus de charme à Délos, c'est lorsque les Ioniens aux tuniques traînantes s'assemblent sur tes parvis, avec leurs enfants et leurs chastes épouses. Fidèlement, ils se livrent pour te plaire au pugilat, à la danse et aux chants, lorsqu'ils célèbrent leurs jeux. Qui surviendrait alors que les Ioniens sont rassemblés les croirait immortels et exempts à jamais de vieillesse ; il verrait leur grâce à tous, et son cœur serait charmé en regardant les hommes, les femmes aux belles ceintures, les vaisseaux rapides avec toutes leurs richesses. »

À quoi s'ajoutaient les « théories », délégations envoyées à Délos par les cités. Outre la remise d'une offrande, par exemple une phiale, elles s'accompagnaient parfois de fêtes. C'est le cas des Délia athéniennes, sur lesquelles semble déjà avoir existé un règlement d'époque solonienne et qui furent réorganisées en 426 : elles furent désormais célébrées tous les quatre ans (fêtes dites « pentétériques »). Plutarque (Nicias, 3) en a évoqué la splendeur l'année où elles furent conduites par Nicias (c'est à cette occasion qu'il offrit à Apollon le palmier de bronze, 37).

 

Les cultes à l'époque hellénistique

C'est à l'époque hellénistique — et, précisément, du point de vue épigraphique, à partir de 314 — que nous saisissons le mieux la vie cultuelle de Délos. Cela tient à une situation documentaire doublement favorable :

  • Archéologiquement, l'état hellénistique de Délos est le mieux connu. Cette situation est d'autant plus favorable que l'époque hellénistique est justement celle où, historiquement, la vie cultuelle délienne connut son plus ample développement avec un grand nombre de sanctuaires.
  • Épigraphiquement, nous disposons pour cette époque d'une masse considérable d'inscriptions intéressant l'histoire religieuse : plusieurs centaines de dédicaces, émanant tant de collectivités que de particuliers, qui s'adressent à toutes sortes de divinités, grecques ou non ; d'autre part, les « archives de l'intendance sacrée », c'est-à-dire les « comptes » de gestion de la fortune d'Apollon et les « inventaires » des objets précieux conservés dans les bâtiments dépendant de l'administration du Sanctuaire.

Les divinités

Les divinités dont, d'une manière ou d'une autre, le culte est attesté à Délos, ne serait-ce qu'une fois, forment une liste impressionnante allant d'Apollon ou Dionysos aux égyptiens Sarapis et Isis (cf. 91), au Dieu Très Haut (Théos Hypsistos) des Juifs (80) ou à l'arabe Sîn (109). Mais ni mythologiquement, ni cultuellement, elles ne constituent un panthéon organisé dont les membres soient en mutuelles relations ; tout au contraire, beaucoup d'entre elles ne se sont jamais rencontrées. Historiquement, en effet, elles se répartissent en deux groupes bien distincts :

  • d'un côté, dès 314, les Déliens, sans parler de divinités locales comme Anios, Glaukos ou Brizô, honoraient la grande majorité des dieux grecs, non seulement la triade apollinienne ou des divinités plus importantes dans l'île qu'ailleurs comme Eileithyie, mais Zeus, Dionysos, Asclépios, etc. ; certaines de ces divinités avaient des rôles particuliers, Hermès, par exemple, étant patron du gymnase ou Aphrodite, patronne de certains magistrats.
  • d'un autre côté, à partir de la fin du IIIe s. et de plus en plus au cours du siècle suivant, s'installèrent progressivement à Délos des divinités étrangères, orientales comme Sarapis et Isis ou le couple syrien Hadad et Atargatis (98) ou le Poseidon de Bérytos (57), et italiennes comme les Lares Compitales.
     
La Terrasse des dieux étrangers

Les divinités non grecques n'intéressaient d'abord que les étrangers qui, venus commercer à Délos, les y avaient importées : les dieux des Poseidoniastes de Bérytos, comme le répètent leurs dédicaces, sont leurs « dieux paternels » (57). Mais, une fois établies, elles pouvaient attirer des fidèles d'autre origine, au point que certains cultes, au lieu de rester privés, furent officialisés : tel fut le cas, dès 180 environ, de celui des divinités égyptiennes, dont un des sanctuaires, le Sarapieion C (100), fut pris en charge par l'administration du Sanctuaire d'Apollon ; ce fut ensuite le tour du culte des divinités syriennes (98).

Les sanctuaires

Avec tant de divinités, Délos comptait forcément des dizaines de sanctuaires, même si certaines d'entre elles étaient en usage de cohabiter, tels Zeus Kynthios et Athéna Kynthia au Kynthion (105), Déméter et Corè au Thesmophorion et beaucoup de divinités orientales qui souvent, comme disent certaines inscriptions des sanctuaires égyptiens, « ont temple et autel communs ».

Au moment de l'apogée de Délos, vers 100 av. J.-C., le sanctuaire d'Apollon, point focal de l'île et noyau de l'urbanisation, formait un grand espace plat de plan grossièrement trapézoïdal, pourvu de plusieurs entrées, dont la plus importante est constituée par les propylées athéniens (5), au Sud. Quant au contenu, il devait avant tout donner une impression de bric-à-brac, sans véritable voie sacrée permettant de bien circuler entre tous ces monuments ajoutés et juxtaposés, de dates, de tailles, de techniques, d'orientations et d'intentions très variées. Si l'on y cherche un programme, une idée préconçue, la seule logique qui émerge de l'anarchie dominante paraît être, parfois, celle de l'alignement sur le plus proche voisin. C'est ainsi que comme à Delphes et à Olympie, quelques trésors ou supposés tels (16-20) se sont installés côte à côte dans la moitié Nord du sanctuaire, en dessinant un léger segment de cercle tourné vers le port, à moins que ce ne soit vers les trois temples d'Apollon (11-12-13) et l'autel de cornes ou Kératôn (39).
 

Le sanctuaire d'Apollon. Maquette restituée
Le Sanctuaire d'Apollon.
Les 3 temples (11-12-13) et les trésors (16-20)

La disposition des sanctuaires était très variable. Ceux des divinités grecques étaient d'étendue très inégale, réduits parfois à une chapelle (68, 81) ou à un temple et son autel, tel l'Héraion (101), ou, au contraire, occupant une vaste superficie, comme l'ancien « Téménos de Léto » (53), et comprenant diverses constructions, par exemple le Dioscourion (123) ou l'Asclépieion (125) qui avait à accueillir les malades venus consulter le dieu ; le plus original d'aspect est l'Antre du Cynthe (104) qui imite une grotte. Quant aux sanctuaires des divinités orientales, ils sont de configuration sensiblement différente et d'autant plus variée qu'ils répondent à des nécessités liturgiques particulières (ainsi la salle de réunion du rabbin et des fidèles à la Synagogue (80), ou, au Sanctuaire syrien (98), le théâtre et la terrasse servant aux processions). Dans ces sanctuaires de divinités étrangères établis sur le sol grec, il est intéressant d'observer le mélange de l'hellénisme et des traditions d'origine : par exemple, le Sarapieion C (100) possède, à l'égyptienne, un dromos bordé de sphinx, mais le Temple d'Isis et la statue de la déesse qui s'y dresse sont, l'un et l'autre, de type parfaitement grec.
 

Le Temple d'Isis


Le personnel cultuel et les fidèles

Un clergé propre était attaché à chaque sanctuaire. De l'un à l'autre la composition en était très variable et subit diverses modifications à la suite des changements politiques de 167. Sous l'Indépendance, les sanctuaires sont desservis les uns par un prêtre (rappelons que, dans la Grèce antique, la prêtrise est une charge civique qui ne suppose ni vocation personnelle ni appartenance à un corps particulier), d'autres par un « néocore » appointé par le sanctuaire, d'autres par un prêtre et un néocore. Après 167, les néocores furent remplacés par des prêtres qui, comme tous les prêtres en fonction à Délos, furent alors des citoyens athéniens.

La dévotion des fidèles nous est très imparfaitement connue, et surtout les sentiments religieux qui les animaient. Mais les inventaires du trésor des temples, les dédicaces et les listes de souscripteurs fournissent d'utiles informations. Ainsi, ces inscriptions font paraître un contraste patent entre le déclin de vieux cultes comme ceux d'Héra ou de Léto, qui ne reçoivent pratiquement aucune offrande privée pendant toute l'époque hellénistique, et la faveur des cultes nouveaux, comme celui des divinités égyptiennes qui sont au contraire bénéficiaires de centaines d'offrandes. Dans leur cas, il est même possible de dresser de longues listes de dévots dont on peut, plus ou moins bien, apprécier la répartition chronologique, ethnique ou sociale.