Trafics illicites en contexte méditerranéen (années 1870-1960)

Responsables & contacts: Pierre Salmon (Institut d’histoire moderne et contemporaine, École Normale Supérieure), Kostis Gkotsinas (Institut de recherches historiques, Fondation nationale de la recherche scientifique)

Institution partenaires

  • École française d’Athènes
  • Institut de recherches historiques, Fondation nationale des recherches scientifiques
  • Institut d’histoire moderne et contemporaine, École Normale Supérieure

La figure du trafiquant fascine autant qu’elle rebute. En novembre 1936, Sir Basil Zaharoff, trafiquant d’armes et industriel né en Empire Ottoman, est mort à Monte Carlo. Les journaux du monde entier ont accueilli la nouvelle de son décès avec des réactions mitigées, dans un contexte de dénonciation des « trafiquants de la mort » après les hécatombes de la Première Guerre mondiale. Si, malgré ces dénonciations d’ordre moral, son cas est dans la légalité, les exemples de trafiquants notoires ne manquent pas pendant les premières décennies du xxe siècle : de Henry de Monfreid, trafiquant d’armes et de haschisch en Méditerranée orientale et en Mer rouge pendant la Grande Guerre, à Elias Eliopoulos, fournisseur de l’armée grecque pendant les Guerres balkaniques (1912-1913) et plus tard à la tête d’un réseau international de trafic de drogues, en passant par son collaborateur Paul Carbone, qui a entamé sa carrière en tant que proxénète en Égypte dans les années 1910, pour s’adonner plus tard au trafic d’héroïne et de cocaïne à Marseille et à l’approvisionnement en armes des anarchistes lors de la guerre civile espagnole (1936-1939).

Le programme de recherche TRAFICMED entend étudier les circulations illégales dans le contexte méditerranéen à partir des années 1870 et jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en focalisant sur trois types de trafics illicites : les armes, les drogues et les personnes. L’objectif est d’analyser comment la circulation des personnes et des produits illicites a interagi avec la fondation, puis la dissolution des puissances impériales ou coloniales, l’établissement des états nationaux et le processus de modernisation des sociétés méditerranéennes. Se faisant, le programme de recherche met en évidence un domaine largement négligé par l’historiographie de la contrebande, impliquant une période charnière où les frontières des États ont été redessinées et consolidées, plus ou moins, dans leur forme actuelle. Au cours de cette période, les autorités ont institué des impôts, adopté des restrictions légales, créé des agences d’exécution et tenté d’éradiquer la corruption. En même temps, leurs sujets ont maintenu une attitude ambivalente à l’égard du commerce illicite, en collusion avec les passeurs, mais aussi en les condamnant, alors que les discours moralisateurs contre les « vices modernes » ont pris de l’ampleur au début du xxe s. Les contrebandiers se sont adaptés aux nouvelles restrictions légales, aux évolutions technologiques et aux changements dans les goûts des consommateurs, en partie façonnés par les pratiques de contrebande. Ils ont tâché de circuler par-delà les contraintes légales en mobilisant un « savoir-passer » propre à leur culture transfrontalière ou cosmopolite.

Au point de départ du programme de recherche se trouvent les hypothèses de travail suivantes :

1) La frontière entre légal et illégal est une ressource mouvante sans cesse exploitée. Si certains articles sont l’objet d’échanges légaux, ils peuvent aussi donner lieu à un commerce illicite lucratif – en d’autres termes, à des pratiques oscillant entre le statut de légal, licite, illicite ou illégal, selon le moment ou le lieu. Il s’agit là de vérifier les conclusions de travaux d’anthropologues et d’économistes qui, depuis quelques années, ont insisté sur la porosité entre les sphères légales et illégales comme clé d’analyse des économies informelles.

2) Analyser la contrebande suppose d’adopter une approche spatiale souple. Si la production et la vente de marchandises illicites peuvent parfois s’inscrire dans le cadre d’un marché gris ou noir local, le trafic est le plus souvent une activité transnationale, voire internationale par excellence. Il nous invite donc à adopter une perspective plus large et à éviter tout nationalisme méthodologique.

3) Il est nécessaire de prendre en compte les considérations hygiénistes et morales qui guident la lutte contre la contrebande. Bien que de nombreuses marchandises puissent être passées en contrebande, du sel aux vêtements, certaines d’entre elles portent un fardeau moral prononcé et sont susceptibles de faire l’objet de ce que l’on a appelé « l’activisme anti-vice », qui plaide en faveur de leur contrôle strict. Ce n’est pas un hasard si, pendant l’entre-deux-guerres, aussi bien les trafiquants de drogue et ceux d’armes ont été qualifiés de « marchands de mort ». L’opprobre moral est souvent l’élément déclencheur d’un renforcement du contrôle des circulations illégales.

4) Les individus impliqués dans le trafic — qu’il s’agisse d’êtres humains, de drogues ou d’armes — partagent les mêmes profils et sont souvent soumis à des mesures restrictives semblables, tant au niveau national qu’international. Une analyse « par le bas » de ces acteurs demeure essentielle à la compréhension de leurs stratégies, qui ont trop souvent été écrites à l’encre des rapports policiers.

Le cadre géographique
Le programme de recherche place en son centre la Méditerranée, en tant qu’espace cohérent qui, d’après l’étude classique de Fernand Braudel (1949), crée des fortes connexions, malgré les diversifications locales. Au cœur de débats historiographiques récents, notamment au sein de la « thalassologie », la Méditerranée reste toujours un cadre géographique et un outil méthodologique d’actualité, qui invite à un réexamen critique et à un emploi problématisé. L’étude des circulations illégales permettra de revisiter le concept de « Méditerranée » d’une manière alternative, par le bas, par le transnational, et par l’étude des réseaux. Pour ce faire, le programme de recherche privilégiera en particulier les villes-ports et les réseaux qui les relient entre elles et avec leur arrière-pays.

Le cadre chronologique
Le programme de recherche TRAFICMED étudiera une période qui s’étend des dernières décennies du xixe siècle (années 1870) au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (années 1960). Le début de cette période est marqué par des évolutions considérables dans le domaine technologique et géopolitique, avec notamment le percement du Canal de Suez (1869), le tracement de nouvelles routes maritimes et ferroviaires suite à la diffusion des moteurs à vapeur, ou encore des mouvements nationalistes dans les Balkans au détriment de l’Empire ottoman. Ces derniers aboutiront à la création de nouveaux états et la reconfiguration de frontières, processus qui s’achèvera après la Seconde Guerre mondiale, avec la décolonisation.

Cette période entre la fin du xixe siècle et le milieu du xxe inclue deux conflits guerriers majeurs et nombre de conflits régionaux, avec toutes les conséquences qui en découlent (demande d’armes, mobilités forcées des populations, déstabilisation du pouvoir central). En même temps, c’est une période de « resserrement des sociétés », selon le terme de Christopher Bayly (2007), en raison de l’industrialisation, du développement technologique et capitaliste, de la colonisation et des guerres, pour ne citer que quelques facteurs. À cette date, les circulations humaines et matérielles atteignent un degré jamais atteint, des efforts sont faits en vue d’une régulation de certains flux, comme lors de la convention internationale de l’opium de La Haye, en 1912. En 1896, la New York Society for the Prevention of Crime propose la première définition du « crime organisé ». Il s’agit donc d’une période qui s’accompagne de régulations de flux transnationaux (drogues, armes, prostitution), avec, entre autres, l’apparition de nouveaux acteurs internationaux comme la Société des Nations.

Toute l'actualité...

Humans, Drugs, and Arms

mardi 27 juin 2023 @ Toute la journée – Workshop Humans, Drugs, and Arms: Illicit Trafficking in the Mediterranean Programme   The workshop will gather specialists within the domains of trafficking in humans, narcotics, and arms, who will explore the topic of illegal circulation in the Mediterranean between 1870 and 1960. By shifting the focus to agents and regulations, this workshop aims to connect […]